Les robots humanoïdes fascinent autant qu’ils inquiètent. Leur promesse : accomplir les mêmes tâches que les humains dans des environnements conçus pour nous. Pourtant, selon l’ingénieur et roboticien Rodney Brooks, pionnier du domaine (fondateur d’iRobot et Rethink Robotics), cette vision est encore très loin de la réalité.
Dans son essai, Why Today’s Humanoids Won’t Learn Dexterity, Brooks démonte méthodiquement les mythes autour de l’intelligence artificielle, de l’apprentissage automatique et de la robotique humanoïde. Son argument central : les humanoïdes actuels n’apprennent pas les “bonnes choses”, à partir des “bonnes données”, et ils reposent sur des architectures physiques dangereuses et inefficaces.
Pourquoi la recette des LLM ne suffit pas aux humanoïdes
Brooks observe que les grands succès récents de l’IA (ChatGPT, les systèmes de vision, etc.) reposent sur des apprentissages massifs à partir de données brutes. Beaucoup en déduisent que les robots humanoïdes progresseront de la même façon : il suffirait de leur faire “voir” et “faire” beaucoup de choses pour qu’ils deviennent adroits.
Mais, selon lui, cette idée relève du fantasme. « Les approches d’apprentissage par la force brute reposaient sur des interfaces initiales très soigneusement conçues pour extraire les bonnes données du vacarme des signaux bruts que présente le monde réel. » Autrement dit, les succès de l’IA ne proviennent pas du chaos de données du monde réel, mais d’environnements contrôlés et filtrés.
Pour les robots humanoïdes, c’est l’inverse : ils opèrent dans un monde physique, plein de bruits, d’imprévus et de contacts. Sans un capteur tactile riche, une perception fine des forces et une compréhension du corps dans l’espace, aucun apprentissage ne peut, selon Brooks, reproduire la dextérité humaine.
Le toucher humain : 17 000 récepteurs pour une dextérité inégalée
L’un des points les plus frappants du texte de Brooks concerne le toucher humain. Il cite les travaux du chercheur suédois Roland Johansson, qui a montré combien le sens tactile est essentiel à la manipulation. Dans une expérience célèbre, une personne tente d’allumer une allumette : quand ses doigts sont anesthésiés, la tâche devient beaucoup plus difficile.
Dans une revue des travaux de Johansson datant de 1979, il est énoncé que l’être humain possède environ 17 000 mécanorécepteurs dans la peau glabre de la main, dont 1 000 par doigt, répartis en quatre catégories, rapporte Brooks. Ces capteurs détectent pressions, vibrations, étirements, températures ou textures. Le laboratoire de David Ginty à Harvard aurait même identifié, selon le roboticien, quinze familles de neurones tactiles spécialisées, capables de coder des sensations aussi diverses que la douceur, la dureté, la chaleur, la douleur ou la forme d’un objet.
À cela s’ajoutent les capteurs internes du corps : fuseaux neuromusculaires, organes tendineux de Golgi, récepteurs de force et de position. Tous travaillent de concert pour ajuster les gestes en permanence. Pour Brooks, il s’agit là d’une “intelligence tactile” que personne n’a encore réussi à reproduire chez les robots. Et ce malgré la sensibilité du nouveau robot Figure 03, capable de ressentir une pression de seulement 3 grammes, comme un trombone posé sur son doigt.
Apprentissage IA : les données visuelles ne suffisent pas
Aujourd’hui, les grands projets communiquant sur leurs méthodes d’apprentissage (Tesla Optimus, Figure, etc.) collectent le plus souvent des données visuelles. Comme par exemple, des vidéos filmées à la première personne. Mais, écrit Brooks, « collecter uniquement des données visuelles, ce n’est pas collecter les bonnes données ». La dextérité humaine ne dépend pas seulement de la vue : elle est multi-sensorielle, ancrée dans la force, le poids, la friction et la souplesse des matériaux.
Il cite néanmoins des travaux prometteurs issus du MIT CSAIL, où une main robotique est reliée mécaniquement à une main humaine via un gant. Le robot reproduit les gestes humains tout en collectant des données tactiles. C’est un premier pas vers une compréhension plus riche de la manipulation, mais encore très loin d’une dextérité “naturelle”.

Brooks déplore que l’industrie se fie presque exclusivement au cadre de l’Apprentissage par Renforcement (Reinforcement Learning). Celui-ci apprend à relier un “état” à une “action”, mais la dextérité humaine, elle, repose sur des plans hiérarchisés, des séquences de sous-tâches modulées par la perception. Pour être réellement habiles, les robots devraient apprendre non seulement des actions, mais aussi des stratégies et des adaptations contextuelles — un domaine encore largement inexploré.
Robots bipèdes : un équilibre précaire… et dangereux
Après la main, Brooks s’attaque à un autre mythe : la marche humaine. Les robots humanoïdes actuels n’ont rien de naturel dans leur locomotion. Là où les humains sont des systèmes élastiques et amortis, capables de marcher presque sans contrôle conscient, les robots marchent grâce à des moteurs électriques pilotés par des algorithmes comme le ZMP (Zero-Moment Point), vieux de plus d’un demi-siècle.
« Les grandes entreprises travaillant sur les humanoïdes semblent avoir ajouté une couche d’apprentissage par renforcement par-dessus les modèles basés sur ZMP, pour améliorer la marche et réduire les chutes », approfondit Brooks.
Pour maintenir leur équilibre, ces machines doivent injecter de grandes quantités d’énergie à chaque déséquilibre. Cela peut les rendre non seulement inefficaces, mais aussi dangereuses. En cas de chute, l’énergie cinétique accumulée dans leurs jambes métalliques peut infliger des blessures graves à tout être vivant à proximité.
Brooks explique que les petits humanoïdes semblent inoffensifs uniquement parce qu’ils sont petits : la mise à l’échelle humaine, ou supérieure, change tout. Quand on agrandit la taille d’un robot d’un facteur s égal à 2, sa masse augmente par huit (s³), mais la section transversale de ses membres, qui détermine la résistance, n’augmente que par quatre (s²). Résultat : plus de masse, plus d’énergie, plus de risque. Il prévient :
« Ne vous approchez pas à moins de trois mètres d’un robot marcheur de taille humaine. »
Pour lui, tant qu’un modèle bipède réellement sûr n’aura pas été inventé, ces robots ne seront jamais certifiés pour évoluer dans des espaces partagés avec des humains.
Demain, des “humanoïdes” à roues ? Le virage pragmatique
Brooks conclut en évoquant l’avenir du concept même de “robot humanoïde”. Comme pour les “voitures volantes” ou les “voitures autonomes”, le sens du mot va changer. Les “robots humanoïdes” de demain auront probablement des roues à la place des jambes, comme le R1 de Robbyant, des bras à deux doigts, des capteurs actifs non humains, et même des “yeux” dans les mains (c’est déjà le cas pour Figure 03) ou près du sol. Ils ne ressembleront plus vraiment à des humains, mais continueront d’être appelés “humanoïdes” pour des raisons marketing et symboliques.
Il prédit que de nombreuses formes robotiques spécialisées émergeront pour remplir certaines tâches humaines — sans pour autant imiter notre morphologie. Et qu’entre-temps, « beaucoup d’argent aura été gaspillé à essayer d’arracher un semblant de performance aux humanoïdes d’aujourd’hui ».
Pour Rodney Brooks, la course actuelle aux humanoïdes relève autant du mirage technologique que de la pression économique. Les entreprises misent sur l’apprentissage massif et la vision artificielle comme elles ont parié sur les LLMs (grands modèles de langage), en oubliant que le monde physique ne se laisse pas cerner aussi facilement. La dextérité, la marche, la sécurité : toutes reposent sur une compréhension fine du corps, de la matière et des interactions sensorielles.
Les robots humanoïdes n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Et avant d’égaler la complexité d’un humain, il faudra bien plus que des vidéos d’entraînement et des GPU : il faudra réinventer la manière d’apprendre, de sentir et d’interagir avec le monde. « Voilà, selon moi, les quinze prochaines années qui nous attendent », conclut Brooks. Un avenir fait moins de promesses flamboyantes que de réalisme technologique.
Et vous, que pensez-vous de l’argumentaire de Rodney Brooks ? La cohabitation avec des robots humanoïdes vous paraît-elle improbable ou êtes-vous plus optimiste ?
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C’est fascinant de voir à quel point les robots humanoïdes sont encore loin de la dextérité humaine. Si seulement ils pouvaient vraiment comprendre le monde physique comme nous !
L’analyse de Rodney Brooks sur les robots humanoïdes souligne des vérités essentielles : la dextérité humaine et l’apprentissage sensoriel demeurent inaccessibles pour l’IA actuelle. Cela questionne notre impatience face à l’évolution technologique.
L’argument de Rodney Brooks est très intéressant. La dextérité humaine est complexe, et je pense qu’il est important de ne pas sous-estimer les défis que représente le développement des robots humanoïdes.